Dans cette Chronique de l’Atelier de Création Poétique, découvrez deux rapports au corps placés sur le signe de l’étrange, de la plume de Samir Moinet et Paule Brun, membres de l’ACP !
Mon corps s’effrite sans perdre de ce qu’il est
Par Samir Moinet
Tout un tas de falaises sous ma peau Qu’il me faut escalader nu et, parfois, sans corps. Où se trouve le sommet ? Tomber serait fatal, Ou bien serait-ce un autre genre de sommet ? Si j’étais pleinement moi, la verticalité ne serait qu’un horizon palpable et j’irais où bon me plaît en moi-même. Après tout, j’habite ici, n’est-il pas ? Mais la force, l’énergie, semble toujours manquer. Les matins, encore, déplacer mes membres engourdis hors de leur sénescence Et frapper à coups de volonté La longue face rocheuse, L’aplanir. C’est comme de renverser la terre, mais il faut bien ça pour mettre l’univers à l’endroit. En taillant de mes ongles chaque nervure de mon cœur, ces bouches énormes dévoreuses de monde à la digestion émotionnelle, j’arpente l’inclinaison variable, incertaine, aux prises qui flanchent à s’en écorcher. Si mon sang ruisselle sur l’épiderme à en éroder l’architecture de mes rocs, c’est pour mieux y glisser les souvenirs. La mémoire minérale envahit mes traits. Je n’ai plus rien d’humain Et je finirais sable perdu en désert sans rien d’autre qu’un vent pour chanter ce vieil air, Un murmure de poussières, La pâmoison des monts contre le flanc des vals, Rien de nouveau sous le soleil. Les pics se tassent comme les hommes Et ma quête n’appartient pas à ceux-là. Je n’ai rien d’autre que mes mains pour modeler mon corps Et rien de plus que le silence pour m’ériger. Les mots ne sont qu’un vent sur mon désert, Un chant perdu à l’instant, glissant hors de mon moi, allongeant peut-être cette paroi dressée vers le ciel, n’aspirant qu’à devenir ciel et du ciel faire chanter les étoiles, chaleur ancestrale circulant dans ma roche. Je porte tout cela dans mon corps et plus encore, Et ces tout petits bouts de lumière dans mes mains que je saisis au loin Sont autant de chemins pour accepter l’obscurité : Fondre son corps en rien quand tout est déjà ancré.
Cet autre corps là-bas
Par Paule Brun
Le matin, devant la glace en pied, vous passez l’uniforme. Vous l’avez dessiné, non pour qu’il vous dise, mais pour qu’il vous pousse. Prouesse quotidienne : vous entrez en urbanité comme d’autres en religion. Et, dans le miroir, le pantalon fait le pli, la chemise bouffe, toute peau invisible est secrète ; vous resserrez d’un cran la ceinture en cuir.
A votre insu, tandis que vous tournez les talons, la psyché vous trahit : voilà votre corps, aussi neutre, mais maintenant nu, et, dessus, bien droite, la tête d’un grand scarabée noir.
Les yeux ronds et luisants paraissent suivre, là-bas, là-contre, cet autre corps étrange.
Dans La Chronique de l’Atelier de Création Poétique, nous lisons chaque mois un choix des créations de l’Atelier qui travaille cette année autour du thème du corps. Les travaux de l’Atelier aboutissent à un spectacle annuel de mise en voix (et de mise en corps !) qui aura lieu le premier décembre 2022 dans la Salle d’Évolution, au Portique.