Illustration par Suzanne Bussieresi
Critique par Les Braises Les Brises, collectif féministe formé par cinq étudiantes du Master Edition. Extrait de leur nouveau fanzine Cendres #1.

Comment parler d’érotisme sans parler de l’un de ses terrains d’expression culturelle les plus évidents et les plus riches : le cinéma ?
On connaît toustes le frisson de voir un couple que l’on ship* sauter le pas et concrétiser leur relation à l’écran. Ou celui, plus gênant, de se retrouver devant une scène un peu hot, le samedi soir, après Nagui, dans le salon familial… C’est que le cinéma, à la différence de la littérature, nous offre la possibilité de voir l’érotisme en train de se faire. Les relations se construisent sous nos yeux, se développent au fil d’un arc narratif plus ou moins bien mené, jusqu’à aboutir, parfois, à des scènes clairement destinées à susciter le désir et l’excitation chez le·a spectateur·ice. On peut même dire sans peine que les relations amoureuses et sexuelles sont l’un des sujets de prédilection du cinéma.

De nombreuses scènes sont devenues cultes pour avoir fait frétiller nos parents, voire nos grands-parents : la scène de la poterie dans Ghost (Jerry Zuckher, 1990), l’alchimie de Sharon Stone et Michael Douglas dans Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992) ou encore celle de Nicole Kidman et Tom Cruise dans Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999). Non seulement le cinéma nous permet de projeter nos propres fantasmes sur des couples fictionnels, mais aussi d’en inventer de nouveaux, de vibrer au gré des avancées scénaristiques, de s’inventer des possibles sexuels. Les standards de beauté Hollywoodiens ont contribué à nourrir nos imaginaires et nos représentations de la sexualité et de l’érotisme. Au-delà des petits et grands écrans, le cinéma définit ce qui est désirable : quelles pratiques sexuelles et quels corps. Nous sommes capables de citer des dizaines de noms de réalisateurs ayant exploré le terrain de l’érotisme dans leur œuvre : Alfred Hitchcock, Brian de Palma, Pedro Almodóvar, Stanley Kubrick, Lars Von Trier, Paul Thomas Anderson… La liste peut s’étendre encore.
Mais c’est là que le bât blesse. Peut-on vraiment parler d’une diversité des regards cinématographiques dans ce contexte? Ou, au contraire, comment ne pas remarquer une homogénéité des personnes construisant ces imaginaires érotiques − souvent des hommes, hétérosexuels, blancs ? Dans cette grande exploration des fantasmes humains, que permet le 7ème art, où sont les réalisatrices? Qui décide de ce qui est digne d’être montré, ce qui est beau, ce qui est attirant ? Et, dans le même temps, qui rejette certaines pratiques, dévalorise certaines sexualités, invisibilise certains corps ?
C’est à partir de ces réflexions que s’est construite toute une réflexion féministe sur le cinéma, que nous aimerions partager avec vous aujourd’hui. Pour montrer comment le regard masculin et hétérosexuel au cinéma étroitise nos érotismes. Que nos manières de voir la sexualité à l’écran influencent nos manières de la pratiquer et même de la fantasmer.
Que la beauté peut être multiple ; la sensualité, plurielle. En bref, que l’érotisme c’est pas juste Nicole Kidman et Tom Cruise dans Eyes Wide Shut (toujours Stanley Kubrick).
Le concept de male gaze : fondements des théories féministes sur le cinéma
En 1973, Laura Mulver, alors âgée d’une trentaine d’années, professeure d’études cinématographiques et de sciences des médias, écrit un article -qui ne paraîtra
que deux ans plus tard-dans la revue britannique de cinéma Screen. Cet article, inspiré des idées psychanalytiques freudiennes et lacaniennes, inaugure le concept de male gaze, en critiquant le phallocentrisme cinématographique. Il porte d’ailleurs un nom qui semble taillé sur mesure pour un sujet sur l’érotisme au cinéma : « Plaisir visuel et cinéma narratif ». Si l’on devait résumer ses théories en des termes simples, on pourrait dire que Mulver pose, pour la première fois, l’idée que, dans la plupart des films, les femmes sont réduites au statut d’objets, de choses, regardées par des hommes − d’où le terme de male gaze, soit « regard masculin ». Ce regard masculin est triple : c’est celui de la caméra, des personnages et enfin du spectateur.
Tout, dans l’expérience cinématographique, repose sur une expérience masculine. Elle définit également dans cet article la nature du plaisir que le·a spectateur·ice prend au cinéma, tout en montrant qu’il repose sur l’inconscient de la société patriarcale. En effet, pour elle, regarder un film c’est rejouer les codes sociaux : l’homme regarde, il détermine ce qu’il faut voir (actif) et la femme est regardée, intégrée pour avoir un impact uniquement visuel (passif). Devant combien de films avez-vous eu l’impression que la femme avait une fonction décorative, n’était présente que pour exciter visuellement et non pour contribuer à une quelconque évolution narrative ? Et ça ne veut pas dire que ces films sont tous mauvais ou démodés, mais qu’ils sont phallocentrés.

Prenez Le chant du loup d’Antonin Baudry, film encensé par la critique − et que l’on peut aimer sans être radié·e de la catégorie féministe. Certes, les femmes sont absentes des personnages principaux pour coller à la réalité de la vie en sous-marin– univers qui, au passage, était interdit aux femmes jusqu’en 2014 (!). On le sait, on va voir un film essentiellement masculin. Mais quel besoin de rajouter un personnage féminin uniquement là pour tenter le héros et que le réalisateur ne peut s’empêcher de montrer nue dans les rares scènes où elle apparaît ? La femme, dans ce film, n’est présente que pour être objectivée sexuellement. Cela passe par un morcellement du corps féminin, que la caméra scrute en découpant : gros plans sur les fesses ou sur les seins, travellings de haut en bas, de face, de dos. Ce sont ces situations, extrêmement fréquentes, qui sont dénoncées dans l’article de Laura Mulver.
Poussons un peu plus avant la lecture de son article. Le cinéma, selon elle, est une « représentation avancée du système », ce qui signifie qu’il révèle la façon dont l’inconscient collectif, façonné par l’ordre dominant, « structure les façons de voir et le plaisir de voir ». Analyser l’érotisme au cinéma, c’est ainsi analyser la façon dont le cinéma influence nos façons de construire nos désirs, mais aussi – de façon peut être plus complexe et inconsciente – voir comment la société voir comment la société construit le désir. C’est voir comment le cinéma code l’érotisme « selon le langage de l’ordre patriarcal dominant ». Ce n’est pas uniquement le cinéma qui crée l’érotisme dans la société, c’est le social et l’inconscient qui créent l’érotisme au cinéma. C’est donc sans surprise que dans notre société patriarcale « le film reflète, révèle et joue même avec l’interprétation commune et socialement établie de la différence sexuelle, qui contrôle les images, l’érotisation du regard [erotic ways of looking] et le spectacle. ».
Les femmes sont des signifiants, liées aux hommes par un ordre symbolique, dans lequel ceux-ci sont libres de projeter leurs fantasmes, leurs obsessions, leurs codes. Les femmes, elles, poupées hollywoodiennes glacées ou trop chaudes, sont modelées à l’infini. Silencieuses, elles sont « enferrées dans leur place de porteuses de sens, et non de créatrices de sens. ». Alors qu’elles aussi elles veulent jouer, elles veulent parler, voir, crier, jouir: elles veulent exister bruyamment.
Pouvoir, érotisme et culture du viol
Et ça pourrait n’être que blasant, ennuyant, désespérant, emmerdant – enfin, plein de mots en « ant » – si ça n’était pas, aussi, le symptôme ou – restons dans le champ lexical – le reflet d’une culture du silence. D’une culture de la violence, où certains corps doivent se taire. Dans sa version la plus extrême, on peut analyser le male gaze comme l’un des premiers révélateurs de le culture du viol au cinéma. C’est dans cette perspective que l’on peut envisager comment, il y a deux ans à peine, l’académie des Césars a pu distinguer de son prix le plus prestigieux, un violeur. Car, comme le dit Virginie Despentes (et on le comprend mieux armé·es des concepts et de l’analyse de Laura Mulver), le viol n’est pas anecdotique ici. Ce n’est pas un a-coté qui fait que l’on pourrait possiblement « séparer l’homme de l’artiste »1.

Au contraire, dit-elle en parlant des réalisateurs comme Polanski: «On ne les aime pas malgré le viol et parce qu’ils ont du talent. On leur trouve du talent et du style parce qu’ils sont des violeurs. On les aime pour ça. Pour le courage qu’ils ont de réclamer la morbidité de leur plaisir, leur pulsion débile et systématique de destruction de l’autre, de destruction de tout ce qu’ils touchent en vérité. Votre plaisir réside dans la rédaction, c’est votre seule compréhension du style. ».
Les corps ne sont plus seulement tus, ils sont violentés, deviennent des témoins de la violence. Ici, plus d’érotisme, plus de jouissance, mais des individu·es sacrifié·es, destiné·es à porter dans leurs corps les stigmates du pouvoir. C’est pour cela que le geste d’Adèle Haenel, qui refuse ce spectacle macabre et quitte la salle, est aussi puissant. C’est pour cela aussi que Despentes lui rend un hommage qui nous a fait plus vibrer que les scènes de cul de ce bon vieux Stanley : « Adèle je sais pas si je te male gaze ou si je te female gaze mais je te love gaze en boucle sur mon téléphone pour cette sortie-là. Ton corps, tes yeux, ton dos, ta voix, tes gestes tout disait : oui on est les connasses, on est les humiliées, oui on n’a qu’à fermer nos gueules et manger vos coups, vous êtes les boss, vous avez le pouvoir et l’arrogance qui va avec mais on ne restera pas assis sans rien dire. Vous n’aurez pas notre respect. On se casse. Faites vos conneries entre vous. Célébrez-vous, humiliez-vous les uns les autres tuez, violez, exploitez, défoncez tout ce qui vous passe sous la main. On se lève et on se casse. ».
Le female gaze n’est pas l’inverse du male gaze : désirer sans objectiver
Mais alors quelle est la promesse du female gaze ? Tout comme le féminisme ne souhaite pas remplacer la société patriarcale par un ordre matriarcal, mais reconstruire les rapports de genre dans une aspiration égalitaire, le female gaze n’est pas l’inverse du male gaze Il ne s’agit pas de montrer plus de corps d’hommes, réifiés à la caméra, pour pouvoir baver nous aussi sur des images racoleuses. Iris Brey, journaliste, critique de cinéma et réalisatrice2 a écrit en 2020 un essai, déjà classique : Le regard féminin, une révolution à l’écran.

Elle prend l’exemple de Tarantino dans Once upon a time, qui filme en gros plan et pendant plusieurs minutes les abdos de Brad Pitt : pas de female gaze ici. La promesse est plus large et plus enthousiasmante. Le female gaze souhaite ouvrir de nouveaux espaces de créativité cinématographiques. Il s’agit de mettre en place d’autres codes visuels, ouvrir à d’autres émotions, montrer d’autres corps. Avec le female gaze, le·a spectateur·ice ressent l’expérience des personnages féminins de l’intérieur et non plus de l’extérieur. Nous sommes avec elles, et plus devant/derrière. Iris Brey montre que le female gaze existe depuis les débuts du cinéma, où déjà, Alice Guy, dans Madame a ses envies, (1906), utilisait le gros plan à des fins dramatiques pour la première fois dans l’histoire du cinéma. Iris Brey le dit :
« Trop souvent les images nous ont appris à avoir honte, à avoir peur, à dévaluer les expériences féminines. On détournait le regard. Dans ce détournement s’inscrivait une morbidité. Le male gaze est mortifère. Le regard féminin, lui, est un regard vivant qui produit des images inédites. Nos images manquantes. ». Le female gaze doit nous permettre de tordre le coup à l’uniformité du regard masculin patriarcal. Et, dans un élan libératoire, de nous lancer à l’assaut de possibles cinématographiques inédits. On pense, bien sûr, à la réalisation de Céline Sciamma dans Portrait de la jeune fille en feu (2019), mais aussi à des séries comme Insecure ou Fleabag, dans lesquelles les réalisatrices (Issa Rae pour l’une, Phoebe Waller-Bridge pour l’autre) proposent d’autres regards sur les sexualités féminines, montrent d’autres physiques et d’autres fantasmes.
On vous laisse une liste de suggestions à la suite de cet article, qui, on l’espère, vous fera passer de chouettes et innovants dimanches soirs… et vous convaincra, s’il le fallait encore, de la nécessité absolue d’un renouveau du regard cinématographique.





