Un portrait allégorique par L. R., étudiant en M2, Sciences du Langage.
Ce que le jour n’atteint pas appartient au règne de l’infini. Nos mystères n’ont pas d’horizon…
Elle passe à côté de nous tous les jours. Ses talons bas battent d’un pas sûr le sol stratifié, d’une démarche résolue, qui ne laisse aucune place à l’hésitation. Parfois, lors de rares moments d’égarement, elle s’arrête. Sortie une seconde de sa matière grise, elle jette un œil au-dessous ou rebrousse chemin, mais jamais elle ne salue quelqu’un. Si notre voix l’atteint, elle répond brièvement, par la plus simple des politesses qu’impose la vie en société. Elle dit bonjour. Sa voix est rauque, un timbre grave de nature et de nicotine, d’une lenteur contraire au rythme de ses pas pressés.
Elle passe à côté du monde avec une indifférence impériale, naturelle, essentielle à son rayonnement. Son regard est sur l’horizon ou sur ses pieds, jamais sur sa cigarette, jamais sur les passants, jamais sur nous. Son esprit reste à l’intérieur, projeté sur lui-même, seul agent des discussions auxquelles personne n’a accès. Difficile de lui imaginer de véritables confidents. Même avec ses pairs, tout dialogue tourne à la joute verbale. Chez elle, seul le débat semble donner lieu à une véritable extériorisation du moi. Les sourcils froncés sur l’altérité, ses armes verbales sont toujours à portée de main.
Elle fait face à la foule avec une présence sans failles. Ses mouvements sont évasifs, mais ses arrêts s’imposent. Elle n’est jamais dissimulée derrière un bureau ou une fiche imprimée. Elle installe son siège au-devant des barrières qui protègent les autres ; c’est elle qui fait barrière, sans sourciller. Son passage est silencieux, certes, mais sa présence est assourdissante. Au bruit elle répond par le silence, et à ses paroles c’est le silence qui lui répond. Quand son rauque murmure s’élève, ses mots comme des cordages pendent l’auditoire à ses lèvres. Seules ses questions donnent passe-droit à l’interaction. L’interruption relève de l’acte de bravoure ou d’inconscience. Kamikazes de la verve, votre outrecuidance se teintera de légende.
Elle fait face aux objections sans hésiter. Les réponses élisent domicile sur ses lèvres, sans présomption, ni transigeance. Elles s’imposent, venant d’elle. Elle peut admettre ses failles, mais personne n’y porte crédit. Si la réponse ne vient pas d’elle, il n’y a pas de réponse. Si elle hésite, le mystère reste entier. Si elle affirme, la vérité est établie. Pour être toujours confronté à l’ennemi le plus intransigeant qui soit, pour être toujours dressé contre sa propre voix, son esprit s’est fait légion invincible. Invincible, mais sage. Quand le combat s’annonce inégal pour l’autre parti, elle renonce à lancer l’attaque. A son refus, l’adversaire se pense vainqueur par forfait ; il ignore qu’on lui a seulement épargné l’humiliation d’une défaite.
Sa silhouette est longue et délicate, souvent perdue dans l’ampleur de ses tenues. Mais la matière n’est jamais superflue. Elle épouse ce qui est et suggère ce qui fut – ou n’a jamais été. Elle souligne les hanches larges et les épaules droites. Elle frôle la poitrine et les membres efflanqués. La veste à même la peau, les grêles chevilles dévêtues et la gracile nuque découverte devraient inquiéter. Toute cette étoffe sans support devrait accentuer les insuffisances du corps. Mais son pas est trop fier et son regard est trop dur pour que la fragilité s’immisce dans son allure.
Sa silhouette est lointaine et inaccessible. Elle est à l’extrémité du couloir, au pied du bâtiment, de l’autre côté du pont, derrière la porte scellée, à l’autre bout de l’assemblée. Elle est si distante que sa proximité vous étouffe. Projeté aux confins de son contact, on capitule. C’est à elle de mener la danse, sur son terrain. Jamais on ne dira je suis passée à côté d’elle, je lui ai fait face, j’ai partagé avec elle un espace. C’est elle. Elle est passée à côté de vous, elle vous a fait face, elle vous a admis dans son espace. Nous sommes les spectateurs d’un théâtre dont elle détient tous les rôles.
Elle porte un chignon serré et une toilette austère. Elle porte un carré fluide et un costume sévère. Elle porte des mèches courtes et une robe solaire. Être protéiforme à l’essence inchangée. Être uniforme à l’essence insensée. Elle porte des lunettes rondes et épaisses derrière lesquelles son regard veut se cacher, derrière lesquelles son regard perce l’accusé, au-dessus desquelles, brièvement, son attention est dévoilée.
Elle porte sa cigarette du bout des doigts. Pour la rouler ou l’allumer, pas un regard à ses mains ravagées. Seule, elle s’avance loin sur le parvis, au-delà des discussions en fumée, au-delà des groupes agités. Seule, devant les pousses de lavande, ses yeux se donnent à l’horizon. Entourée, elle laisse les âmes vives animer la tournée, appeler au rire, trahir leurs pensées. Entourée, même de ses pairs, son regard se perd. Jamais pour les hommes, jamais pour la vie, pour un au-dedans jamais saisi.
Elle passe à côté de nous tous les jours, son portrait ne se fait qu’en contours. Nos pinceaux tracent sa persona, le masque qu’elle veut nous présenter, le personnage que nous voulons imaginer. Même peinte en pastels, elle paraîtrait bien pale, la coquille de cette dame en noir. L’une, à l’extérieur, passe à côté de nous tous les jours. L’autre, à l’intérieur, demeure dissimulée. Elle, allégorie de l’Autre. Elle, personnification de l’inconnu.
Elle, l’Autre, c’est nous aussi. Comme elle, nous sommes leur employé, leur collègue, leur ami, leur camarade. Comme elle, on s’avance dans les couloirs, le regard dur, le regard fier, loin sur l’horizon. On ne gagne qu’ainsi ; pour garder la face, il ne faut jamais la montrer. Un hochement de tête, peut-être un mot, mais pas de sourire. Après tout, à quoi bon ? Derrière le masque, nos émotions restent cachées. Depuis le masque, nos visages restent ignorés.
Comme elle, on ne se projette qu’à l’intérieur, on n’enlace que nos propres craintes et ne rabroue que nos propres faiblesses. C’est ainsi que l’on découvre que l’inconnu est aussi en soi. On peut se coucher sur un divan pendant trois ans, tenir des journaux, tout écrire noir sur blanc, mais l’inconnu est toujours là. Après chaque nouvelle victoire, chaque découverte, chaque certitude, arrive le prochain acte manqué, la prochaine faille, le prochain grenier sombre à dépoussiérer.
On pense gagner, chaque jour, un peu du terrain qu’occupe l’autre en soi. On pense mettre chaque jour un peu plus de lumière sur ces parts d’ombre. Mais ce que le jour n’atteint pas appartient au règne de l’infini. Nos mystères n’ont pas d’horizon et, quand bien même ils en auraient un, il s’éloigne sans cesse. Chaque seconde, une nouvelle certitude se dérobe à l’esprit, son costume tombe au sol, et la voilà disparue. Même les idées foulent les planches du théâtre. Elles montent sur des échasses ou rampent dans la fange, tantôt brillantes, tantôt étranges. Elles s’appliquent du fard et donnent de la voix, protagonistes d’une année et figurantes du lendemain.
Alors nous sommes Elle. Nous passons à côté des autres tous les jours. Nos pas battent le sol d’un pas sûr, résolu, qui ne laisse aucune place à l’hésitation. Parfois, lors de rares moments d’égarement, on s’arrête. Sortis de notre matière grise pour une seconde, on jette un œil au monde, mais jamais on ne laisse entrer quelqu’un. Si une voix nous atteint, elle rebondit à la surface, les deux coquilles retentissent de leur vacuité, donnent du brouhaha assourdissant. Il faut couvrir les râles intérieurs. On passe à côté du monde avec une indifférence impériale, naturelle, essentielle à notre survie. Notre regard est sur l’horizon ou sur nos pieds, jamais sur les passants, jamais sur les âmes. On soigne nos façades, on redouble de remparts pour bâtir nos citadelles, on renforce nos défenses. On s’arme en vade retro contre l’étranger, contre l’Autre, contre l’inconnu, pour l’effrayant reflet qu’il nous renvoie. Regarder dans le miroir de l’alter ego, c’est voir que l’Autre, comme moi, sera toujours autre, toujours inconnu, toujours aventure, toujours mystère. Incessant duel de l’ombre et de la lumière.
C’est d’une rare qualité littéraire ! Merci pour ce partage.
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