Trois textes, un sujet. Par Emma Gouverneur, L2 Lettres Modernes.
La Vulnérabilité
On dit que c’est une qualité
La forêt est dense et noircie par le crépuscule. Elle est dans ce moment vague entre deux atmosphères de douceur et de fraîcheur, là où se dégage du bois une odeur humide, musquée. Le sol est moite et mes pas s’enfoncent sur les feuilles mortes qui jonchent le sol. Les oiseaux calment leur chant, je me promène entre les troncs.
Je commence à sentir mon estomac. Je crois que j’ai faim. Je pourrais manger quelques baies, un peu d’herbe. Mais on m’a dit que la nuit il pouvait y avoir d’horribles monstres qui serpentent la forêt et massacrent ceux de mon espèce. Je ne suis pas sûr d’y croire mais je ne suis pas sûr non plus d’être prêt à mourir. On m’a dit de rester à l’abri, caché, le temps que le jour se lève et que l’aurore éteigne les vilaines bêtes.
Mais je sens une douce odeur de mûres qui m’enivre. Je ne pourrais pas dormir si j’ai faim. La brume sucrée des fruits m’emporte, elle me fait saliver. Je slalome entre les buissons, traverse l’un d’entre eux, en cherche la sortie puis sens le sol changer, il devient dur, un peu chaud et caillouteux, je sens ma nourriture si proche ! Son odeur est tellement intense qu’elle en devient piquante, j’y suis presque! J’avance encore un peu, la végétation ne me bloque plus.
Tout à coup, un soleil se lève et grandit à une vitesse effrénée. Est-ce le Soleil? J’ai pourtant l’habitude de pouvoir écumer la forêt d’un bout à l’autre durant son levé, je ne comprends pas. Que se passe-t-il? Il est si fort que j’en suis ébloui, mais je ne veux pas fermer les yeux, je veux voir de quoi il s’agit. Par la perte de ma vue, mes membres sont paralysés, ils ne savent plus par où se diriger. Lorsque l’astre arrive à moi, je n’ai pas le temps de le concevoir qu’il tape contre ma mâchoire d’un bruit rauque et dur comme la pierre. Mon corps s’étend sur une plaque dure elle aussi. Je ne peux plus bouger, je me sens fatigué et mes yeux se ferment sur une pensée: j’espère que le Soleil qui m’a pris pour cible ne me rend pas visible aux monstres nocturnes, j’espère…
La voiture s’arrête dans un crissement de pneus. Deux personnes en sortent, paniquées.
« Mais qu’est-ce que t’as fait? Tu l’avais vu! Mais pourquoi t’as pas freiné, ou contourné? Marc, je crois qu’il est mort, tu l’as tué…»
Une flaque rouge et brillante s’étend déjà sur le gravier de la route, partant de la tête du faon et s’étendant le long de son flanc pour rejoindre le bas-côté. Brisés mais encore allumés, les phares de la voiture éclairent le jeune animal au sol. Ses yeux ouverts, noirs, encore brillants de peur fixent l’engin qui s’y reflète. Des poils et du sang sont restés coincés sur l’avant-droit défoncé de la Mercedes.
« Regarde ça… Les réparations vont nous coûter les yeux de la tête ! Tu aurais pu faire attention. J’espère au moins qu’on va pouvoir rentrer sans qu’elle ne tombe en panne à cause de toi. »
Vulnérable ?
L’odeur de la peur
Qui perd ses papillons
Au fond de mon estomac
Le courage
D’un mot
D’un geste
Que le conscient
N’a pas contrôlé cette fois
Le sentiment
D’être à vif,
Comme dépecé.
Chaque mouvement,
Chaque mot
Me rend fragile
Le liquide salin
Qui perle,
Qui coule
Le long d’une joue
Et trouve refuge
Dans le bord
D’une bouche
Tremblante
L’injustice
D’un je sans joie
Parce que je suis femme
Parce que je suis noir/e
Parce que je suis pauvre
Parce que je suis homosexuel/le
Parce que je ne suis pas toi
Moment de vulnérabilité
L’intensité des premières fois
Chaque fois qu’elle riait c’en était fini de mon intégrité : j’étais à sa merci. Elle avait cette incandescence, cette assurance qui la rendait si belle. Elle s’offrait le pouvoir d’être aimée de tout le monde. Un magnétisme qu’elle ne soupçonnait pas, cette naïveté faisait son charme.
« Quoi ? » Elle me pose la question d’un air entendu, avec son sourire malicieux d’enfant qui vient de faire une bêtise qui a été vu par quelqu’un mais qui ne dira rien, promis. Elle n’attend aucune réponse à sa question. Elle jubile d’un je ne sais quoi. Moi j’ai mal au ventre. Je dois transpirer à flots mais j’essaie de ne pas y penser. J’ai du mal à être dans le moment présent :plus c’est important pour moi et plus mes pensées m’envahissent de questions qui perdent en logique avec le temps. J’espère malgré tout dégager la même sérénité qu’elle.
C’est la première fois que l’on passe un moment ensemble, sans personne autour de nous pour interférer. Elle balance ses jambes au-dessus de l’eau qui clapote sous le ponton. Depuis le port, nous regardons le soleil rougir et tomber derrière l’horizon.
« Les poissons carnivores vont t’arracher une Converse, peut-être même le pied avec, fais attention. » J’ai toujours eu l’art et la manière d’engager la conversation. C’est un don qui me vient de mon père et surgit quand je suis très mal à l’aise. Je ne contrôle plus vraiment mon flot de paroles dans ces moments. Elle feint une grimace complice qui me donne envie de la prendre dans mes bras, de la serrer fort et de lui dire l’amour que j’ai pour elle à cet instant. Mais je suis dans une paralysie qui électrise tous mes nerfs.
« Tu crois qu’ils aimeraient le goût de mon pied quand même? », me dit-elle en regardant le fond de l’eau, l’air concerné.
Mais c’est comme si je ne l’entendais plus. Elle est loin, comme au bout d’un téléphone avec lequel elle m’appellerait depuis la Creuse.
Mon cœur s’accélère et tente de rompre ma cage thoracique pour s’enfuir. J’ai les mains moites et je n’arrête pas de me répéter en boucle dans ma tête « vas-y vas-y vas-y vas-y ». Mon regard dans le vide, la voix coincée dans mon esprit qui tourne à mille à l’heure. Mais si elle recule? Et si elle ne veut pas? Et si je brise la relation que nous avons réussi à créer? Et si et si et si et si.
Et si …Je m’en voulais de ne rien avoir essayé?
Je ferme les yeux avec force et inspire pour reprendre contenance et oxygène. Surtout prévenir la crise d’angoisse. J’ai l’impression d’étouffer sous ma peau. J’ai espoir que ça passe pour la sérénité d’une personne qui vit l’instant présent avec force et conviction, sans même réfléchir. Comment font-ils? Ça s’apprend?
Tout à coup, une impression de chaleur, une douceur humide et molle touche lentement mes lèvres. Des cheveux qui me chatouillent les joues, mon corps parcouru d’un courant qui le détend. Mon esprit se calme. La crispation de mes muscles disparaît et je flotte. C’est comme si le temps avait décidé de s’arrêter pour me laisser vivre ce moment suspendu – à ces lèvres comme à l’horloge-. Des larmes épaisses viennent noyer mes yeux, c’est l’émotion qui m’envahit.
Mon plexus solaire réprime une implosion de joie :
Elle m’a embrassée.
Emma Gouverneur : étudiante en L2 de Lettres Modernes. Pratique l’illustration et l’écriture de manière autodidacte. Trouvera toutes les occasions qu’elle peut pour placer son engagement de féministe anarquo-queer dans les conversations (oui, même celles avec ta mère). Promis dans ces textes c’est soft.
Instagram d’art: @emathecrow. Instagram de critiques littéraires féministes: @lectures_feministes_ Email: emmagouverneur@gmail.com