1er Prix du Concours d’Ecriture de l’AmLet | Les yeux d’Amélie

Première place attribuée à Kathy Delena.


Le jour venait de se lever. Les oiseaux chantaient. Ils ne chantaient pas hier et je m’en interroge. Comment se fait-il que le temps, tout aussi beau que les jours précédents, n’ait été sans influence sur le chant des oiseaux ? Puisqu’ils chantent aujourd’hui alors qu’ils étaient muets hier autre chose en ces lieux doit en être à l’origine. Mon inclination à la paranoïa me fait penser qu’ils se réjouissent. Ils savent que quelqu’un a volé auprès d’eux cette nuit. Et si je dis quelqu’un, ce n’est pas par un terme malheureux. Une âme s’en est allée par la fenêtre et les a rejoint. Il y avait des colombes et quelques hirondelles, les corbeaux auraient été une trop sombre escorte. À en croire mes amies les fées, il s’agissait d’une belle âme, c’était celle d’Amélie. Elle était mon amie, enfin je crois. J’ai toujours eu un peu de mal avec cette notion. Je crois surtout que c’est un simple moyen de pallier sa solitude. Aimons-nous vraiment, ou est-ce par égoïsme ? Je ne pense pas réellement tenir à mes amis. Preuve en est que j’ai vu beaucoup de monde passer sur ma route sans en regretter aucun. Mais pour Amélie, j’ai un pincement au coeur. Une toute petite palpitation douloureuse comme si elle m’avait pris une seconde de vie en s’en allant, emportant avec elle mes secrets les plus sombres. 


Fendue, comme quand on a trop bêché le sol. Et étendue, comme un enfant au milieu de son lit. Tranquille et silencieuse. Amélie était restée aussi belle et pâle qu’elle l’avait été dans son existence. Hormis la fente l’ayant divisée au niveau de la tête, on l’aurait crue inchangée. 

Mais voilà, la mort était venue réclamer son dû. 

Annie ne le savait pas encore, mais sa vie allait changer. Jamie, n’avait pas oublié les signes. Il pensait son destin sincèrement lié à la jeune Annie. C’est pourquoi, ce matin, il comptait lui offrir un cadeau.

– Viens Annie, prends mon bras, dit-il en lui tendant la main. Je t’ai préparé quelque chose. 

– Non Jamie, j’ai encore à faire, répondis-je souriante. Je ne souhaite guère abandonner mon banc, quelle qu’en soit la raison. J’aimerais encore profiter du soleil et admirer le paysage.

Pendant que je parlais à Jamie, une ombre passa près de moi. Je ne la reconnus pas toute suite.

– Allons Mademoiselle Irvine, il faut rentrer maintenant, dit cette ombre désormais incarnée par un homme d’une trentaine d’années au teint buriné. Vous avez assez pris l’air. 

Encore un de ces geôliers, enfin médecin. Comment sait-il que j’ai assez pris l’air ? J’ai à peine eu le temps de sentir la brise. 

– Comme je viens tout juste de le dire à Jamie, j’aime mieux rester au jardin encore un peu. 

– À Jamie ? S’exclama-t-il surpris. Mademoiselle, avez-vous à nouveau des hallucinations ? Vos médicaments sont peut-être trop forts, je pourrais ré-ajuster la dose. 

– Mais non ! Faillis-je m’écrier avant de me rendre compte de l’absence de Jamie. Je… je suis confuse, il a dû s’en aller en vous voyant arriver. C’est un timide. 

– Monsieur d’Ogilvie souhaite s’entretenir avec vous Annie. 

Son ton s’était subitement adouci. J’en eus froid dans le dos.         

Annie… Il a prononcé ce prénom qui ne m’appartient plus. Qui suis-je sinon cette aliénée qui accourt au jardin tous les matins pour se faire ramener à la captivité aussitôt comme si elle avait fauté ? Ce n’est qu’un mot « Aliénée ». « Annie » n’est qu’un mot aussi. Annie l’aliénée. Annie l’enfant maudit. Annie… L’aliénée. Qui suis-je ? Ah ! Et voilà que je doute à nouveau. Il faut que je respire. 

Qu’y a t-il sous ton regard sinon ton air de lune à deux faces ? Quels sont les secrets dansant à ta surface ? 

Cette voix ! D’où venait-elle ? Comme un murmure, un souffle. Ce n’était pas la première fois que je l’entendais, mais habituellement elle ne venait m’embêter que dans mes rêves. 

-Très bien. Je vous suis, dis-je en regardant autour de moi à la recherche de l’auteur du murmure. Donnez moi votre bras, je n’ai guère l’envie de me cogner. 

En traversant les multiples couloirs, alors que je passais devant un miroir, mon reflet m’arrêta. J’avais cru le voir sourire. Qui était donc cette jeune fille rousse et chétive ? Mes cheveux avait perdu leur faste, ma silhouette s’était affaissée. Mes yeux verts avaient foncé et que dire de ma peau… Le manque de soleil l’avait pâlie. Un fantôme, voilà mon reflet. Un fantôme qui sourit. Mais moi, je ne souris pas. Je sais ce qui m’attend. Elle aussi. 

La fin du couloir est enfin proche. Je viens de dépasser le vingt-deuxième tableau. Encore cinq pas devant moi, puis dix sur la droite et la porte sera sur ma gauche. Une large porte en chêne massif. Impressionnante, faite pour faire peur. Un leurre. 

Le Docteur Adams toque à ma place. Tant mieux, je n’ai aucun rythme quand il s’agit de frapper. 

– Entrez. Dit une voix caverneuse. 

Je franchis la porte. Mes pieds n’osent pas s’approcher du tapis. Il semble si soyeux. Je ne voudrais pas lui nuire avec mes griffes. Mais j’ai des chaussures, alors je m’approche un peu plus du bureau. 

– Vous voilà Mademoiselle Irvine. Asseyez-vous. 

Je n’ai plus le choix que de m’approcher du bureau. Monsieur d’Ogilvie a vraiment mauvaise mine. Ses nerfs ont dû lâcher il n’y a pas si longtemps. Il en garde les stigmates. Comme demandé, je pris place sur la chaise inconfortable qu’il venait de désigner de son bras chétif.

– Que souhaitez-vous me dire Monsieur ? L’interrogeais-je. 

– Ce matin, alors qu’un infirmier allait emmener Mademoiselle Bicham pour sa cure matinale, nous avons retrouvé son lit vide. Les draps étaient froids. Celle-ci étant votre camarade de chambre, je désirais m’enquérir des potentielles informations en votre possession. Ainsi, Mademoiselle Irvine, savez-vous où est Amélie ? 

– Effectivement, lorsque je me suis rendue au jardin, j’ai cru comprendre qu’Amélie n’était plus parmi-nous, lui dis-je pensive. 

– Vous affirmez donc qu’elle n’est plus à l’internat ? Comment en êtes-vous arrivée à cette conclusion ? Demanda-t-il dubitatif.

Je savais ce qu’il pensait. Que j’y étais pour quelque chose. Mais non, ce n’est pas parce que je suis ici que je suis une criminelle. 

– J’ai parfois la vue trouble mais mes sens sont en alerte dès lors que je suis à l’extérieur. Il y a des signes qui ne trompent pas. J’ai senti qu’elle était partie. Cependant, nous n’imaginons peut-être pas la même chose concernant ce départ. 

– Mademoiselle, nous allons la rechercher. S’il s’avère que vous en savez plus que ce que vous nous avez dit ou que vous êtes impliquée, vous paierez des conséquences sévères.

Mon coeur se mit à battre la chamade. De la peur. Comme un ruban de velours enserrant mon cou. Invisible et doux, comme la mort. Les sanctions infligées aux cas psychiatriques ne seraient enviées par quiconque bénéficiant d’un autre système. J’avais peur de ce qu’on pouvait me faire. Je ne dis cependant rien de plus. 

– Comme vous le voudrez, Monsieur, répondis-je sans rien laisser paraitre. 

Sur cela, je me levais et quittais la pièce, non sans mal. 

J’étais décidée à regagner ma chambre quand un bruit attira mon attention. Je ne savais pas d’où il provenait. On aurait dit que quelque chose gouttait. En cadence. Avec régularité. Un bruit clair, accompagné d’une odeur ferreuse. Du sang. Tandis qu’une âme s’écoulait dans un recoin de ce sombre couloir, je décidais qu’il ne s’agissait pas de mes affaires et continuais mon chemin. 

Arrivée à ma chambre, je poussais la porte grinçante avant de me diriger vers mon lit. Cet endroit où l’on nait, où l’on meurt, où l’on aime, où l’on pleure. Enfin, généralement… Dans ce lit là on ne peut rien. Peut-être seulement mourir. Assise sur ce dernier, je me mis à observer l’emplacement d’Amélie. Il ne restait rien de sa présence, sinon un mot que je venais d’apercevoir.

Tu es passée sans un souffle

         Près des hurleurs du temps 

Et voilà que je m’essouffle

         De la vie que je te prends

L’aube m’apporte la nuit

         Pour t’y bercer toujours

C’est la parure d’oubli 

       De ton esprit d’un jour

Et voilà que tu les portes

        Comme une autre peau 

Sur ton teint de mort

           À la couleur des os

J’étais étonnée de trouver un tel poème. Ce n’était pas du tout l’écriture d’Amélie. Il m’intriguait. Que voulait-il dire ? Cette ambiguïté me fascinait. Elle était digne de moi, bien que je ne sache pas pourquoi ces termes m’étaient familiers. 

Subitement, alors que je repliais le petit papier afin de le ranger dans ma commode, je vis, dans un recoin de ma chambre, un petit papillon bleu. Son corps trapu me faisait penser à un oiseau. Comme un léger corbeau aux allures de colibri. Il s’approchait de moi, lentement, comme me regardant. Se posant sur ma tête, je sentis comme une petite griffure à son sommet. Une sorte de graine avait été insérée. C’en était fini de moi.


Comme si de rien n’était, je décidais de retourner au jardin. Peut-être Jamie y était-il et pourrait enfin me donner ce qu’il avait préparé à mon égard. Je n’aimais guère les cachotteries, et encore moins les secrets, mais l’idée d’une surprise me faisait tout de même un peu plaisir. 

Comme prévu, il était assis au même banc où je l’avais laissé. Ses cheveux roux, très ressemblants aux miens, resplendissaient au soleil. Ses yeux bleus, comme étaient autrefois ceux qui habitaient mes cavités oculaires, étaient brillants de larmes. 

– Qu’y a-t-il Jamie ? Quelle peine ose troubler tes jours ? Je ne t’avais pas vu si maussade depuis le jour où tu avais perdu ta chaussette fétiche et avais vu que j’en avais fait un couvre chef pour mes poupées. 

– Tu as préféré le Docteur à moi ! Voilà tout. Il m’a fait déguerpir comme un enfant. 

– Mais Jamie, je n’avais pas le choix. Si je ne me conforme pas on risque encore de me prendre pour une folle. Ce que je ne suis à coup sûr pas. 

– Et ma folie à moi ! Sanglota-t-il. Tu y penses ? Je ne suis là que quand cela te chante. Quand ta tête te le dicte. Cela ne me suffit pas. Je ressemble à une ombre chétive que tu traines à tes pieds. 

– Il est vrai Jamie que je t’ai négligé, lui dis-je. À l’avenir je ferai bien plus attention et je te prie de bien vouloir me pardonner. 

Pendant que je parlais, un nuage était passé au dessus de moi. Je ne remarquais plus Jamie qu’entre deux rayons, mais bientôt, il était de retour. 

– C’est entendu, tout est pardonné ma chère Annie. Es-tu prête à recevoir le présent que je me suis donné du mal à t’obtenir ? Je te préviens, il est exceptionnel. Tu pourras le porter tous les jours. 

– Ah bon ? Vraiment ? Me voilà bien intriguée Jamie, m’exclamais-je, impatiente d’en apprendre davantage.

Voyant ma hâte, Jamie esquissa un grand sourire et s’approcha de moi rapidement. Sa bouche dessina les mots suivants : 

– Surtout reste bien calme et ne crie pas.

Puis tout devint noir.

Lorsque je me réveillais, le soleil était au déclin et le jardin bien calme. Les colombes et hirondelles de ce matin, avaient laissé place à des corbeaux. Noirs ébène. Grands. Ténébreux. Annonciateurs d’un sacrilège. Une âme s’en était allée après s’être battue avec le blasphème qui la clouait au sol. Et pour cause, le corps d’Amélie se trouvait là. 

Fendue, étendue, tranquille et silencieuse, belle et pâle. La tête divisée, les yeux déracinés. Une larme se fraya un passage, s’échoua à mes pieds. Une partie de moi criait, hurlait. Une autre était fière de ma trouvaille. Toute à mes débats intérieurs, je ne vis pas toute suite l’ultime changement accompagnant le meurtre. Ce ne fut que l’éclat de rire de Jamie qui me ramena à la réalité. 

Je savais ce qui clochait. J’avais vu, avec précision. Non pas avec mes sens et mon esprit, J’avais vu la réalité. L’horreur d’être au monde et d’y évoluer les yeux grands ouverts étaient entrés avec fracas dans ma vie, emportant le mensonge de la cécité. 

Je m’approchais, lentement, du ruisseau. Et c’est là que je les vis. Ces yeux verts. Ces yeux que je croyais être les miens et avoir foncés lorsque je m’étais aperçue dans le miroir. Je savais ce qui allait arriver. J’en avais eu le présage toute la journée sans vouloir l’admettre. Ils étaient là. Trônant au milieu de ma face, les yeux d’Amélie. 

Folle d’une rage aveugle, ma colère explosa sur Jamie. 

– Qu’as-tu fait pauvre diable ? N’as-tu pas honte de profaner ainsi un corps ? Mes yeux ne sont plus béants. Ils me permettent de voir un monde inconnu dont je ne veux pas. Que l’ange qui te protège se consume au contact de ton ombre ! Tu ne mérites point d’ailé pour te secourir. 

– Mais… Je ne comprends pas. C’est toi même qui me l’a commandé. C’était notre petit secret. Chaque fois que tu désirais voir, j’étais là. Tu ne voulais point te cogner et tu souhaitais profiter des fleurs du jardin.

Jamie fit les quatre-cent pas autour de moi. Tandis que je restais figée à m’observer dans le ruisseau, il reprit. 

– Nous savions que tu réagirais ainsi. 

– Nous ? L’interrogeais-je. 

– Oui nous. Enfin tu. Enfin toi et moi. Nous avions prévu le coup. 

– Je ne vois pas ce que tu veux dire, répondis-je, soudainement craintive.

– Enfin Annie ! Sois-donc lucide, rétorqua-t-il. Cette intime conviction, ce poème, ton reflet dans le miroir, le bruit du sang. Tu savais.  Aussi clairement que tu es persuadée de n’avoir rien à faire en ces lieux. 

– Je savais… Je ne te crois pas.

– Oh que si tu me crois. Tout cadre trop bien. Et la preuve regarde ! Voici tes yeux morts, ceux qui ne voient plus, ceux que tu traines comme un fardeau, ceux à l’origine de ton abandon ! Tu as pris la décision de voler Amélie. De la dépouiller des fenêtres de son âme. Et les voici, l’origine de ton mal dans ce coffret dont tu as seule la clé dans ton soulier droit. N’oublie pas que nous sommes un. Nous nous connaissons bien.

Il s’était exprimé distinctement. Avec une fougue que je ne lui connaissais pas. Sûr de lui. Et il avait raison, ce coffret n’était point vide. Maculé de sang, il contenait l’impensable.


Je voyais dans mes rêves. Cette nuit là, avant le levé du jour, j’avais déjà tout vu. Amélie, avec sa tête fracassée. Par les soins de Jamie. Par mes soins. Amélie, sans ses yeux. Son âme coulant dans les couloirs, courant parmi les oiseaux. Elle n’était plus là. Enfin presque. Mon rêve ne s’était pas arrêté après le sommeil. Il m’avait poursuivi toute la journée. Et voilà que Jamie me faisait ce cadeau. Des yeux. Pour un regard. Pour une vue si longtemps imaginée. 

Une seule question subsistait. Avais-je entendu Jamie occire Amélie cette nuit où avais-je créé tout cela ? Je me revoyais ce matin, refaisant le lit d’Amélie, écrivant ce poème encore à moitié endormie… Ce son entendu dans le couloir. Cette odeur de sang, ces voix… 

Tout avait existé. La folie et le crime sont deux amants qui s’entremêlent. Comme tous, ils peuvent rompre, se battre, ou se sauver l’un l’autre. Ils ne se connaissent pas tout en ne faisant qu’un. En l’occurrence je ne saurai jamais si j’avais flirté avec la mort ou si cette relation n’avait jamais été. En tout état de cause, je devais bien être folle, même si je ne voulais pas me l’avouer. On cache tous au fond de nous des parties de notre âme, se terrant dans une vérité travestie.

Pensive, je retournais au jardin, Jamie sur les talons. J’avais eu le temps de jauger mon aliénation. Elle ne devait pas être plus grosse que la graine déposée par le papillon bleu. Autant l’accepter.

Un coup de bêche dans la tête de Jamie me permit d’être enfin seule pour prendre l’air. Plantée dans le sol à l’endroit même où se trouvait mon ombre il y a quelques instants, l’instrument de ma folie ignorée devait rester bien tranquille le temps de me détourner comme si de rien n’était. Le jour n’avait pas cessé de se coucher, pourtant, il faisait encore noir. Une nuit éternelle avait été déposée sur ma vue par un voile invisible. Toutefois, j’avais à ma disposition les yeux d’Amélie et je pouvais tout voir.

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